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ثقافة 46ans après : Le réalisateur Abdellatif Ben Ammar revient sur son film Sejnane et évoque la lutte de la classe ouvrière et le rêve des cinéastes

نشر في  03 أكتوبر 2019  (11:59)

46 ans après sa réalisation et dans le cadre d’un hommage rendu par la Cinémathèque tunisienne à Néjib Ayed, directeur des journées cinématographiques de Carthage disparu récemment, le réalisateur Abdellatif Ben Ammar a bien voulu revenir sur le contexte politique dans lequel son film Sejnane a vu le jour et sur les rêves de liberté et de prise de conscience des artistes tunisiens.

En effet, le film qui a été réalisé en 1973 a été interdit de sortie en salles après s’être vu refusé le fameux visa d’exploitation. Primé aux JCC en 1974 par un Tanit d’argent, le film raconte la lutte d’un fils de syndicaliste tué par la main rouge, pour l’indépendance de la Tunisie durant l’année 1952, année particulièrement marquée par une résistance farouche et sanglante face à l’occupant français.  

Sur le pourquoi du film et la liberté du cinéaste, Abdellatif Ben Ammar a bien voulu partager avec le public venu à la cité de la culture voir son film ce qui suit :

« En 1973, il y avait un rêve cinématographique, un rêve qui dépassait le cadre du cinéma et qui était commun à toutes les intelligences vives du pays qui -dans les années 60- ont été progressivement déçu par la tournure que prenait la nature de l’ordre établi. Autant dans les années 60, la construction du pays y compris la construction des écoles, de la santé, etc, n’était pas un vain mot, c’était vraiment un rêve qui habitait tous les tunisiens qu’ils soient paysans ou ingénieurs ou de grands techniciens, autant le système a commencé à montrer une stagnation dans la logique du politique qui s’installait dans la chaise du pouvoir et ne voulait plus admettre la liberté de critique ou la liberté de penser ou la liberté tout court.

Le cinéma et le pouvoir

Dans le cinéma, il y avait un certain cinéma qui a servi le pouvoir, c’était les films de Omar Khélifi qui montraient les actes de bravoure des fellagas, etc, -c’était un cinéma disons d’indépendance qui ne satisfaisait plus le cinéaste citoyen conscient de l’intendance dans laquelle s’engouffrait son pays et qui voulait se manifester, entre autres, sur l’histoire, sur les faits passés de la lutte de l’indépendance tunisienne, etc.

Le gommage de l'histoire

Et à ce moment on a vu des livres qui commençaient à paraître dans les librairies officielles où tout commençait à se faire gommer et où il n’y avait plus que Bourguiba qui avait fait l’indépendance. Personne d’autre n’avait participé à l’indépendance. C’était lui. C’était lui le seul, l’intelligent, le ceci, le cela. En tout cas, il y avait une minorité qui avait balayé la vérité historique et qu’est-ce qu’un cinéaste peut faire d’autre que de dire : « Attendez, peut-être que ce n’est pas cela la vérité, peut-être aussi que la classe ouvrière a lutté, peut-être que la classe paysanne a lutté. Il n’y avait pas que l’élite politique tunisienne qui a fait l’indépendance. Il y avait aussi une part de sacrifice qui a été assumée par les classes les plus déshéritées.

Rectifier l'histoire

Et c’est comme ça qu’est née cette idée de dire : « On va rectifier l’histoire, voilà ! On va rectifier, on va dire : « Non monsieur, vous n’êtes pas le seul. C’est pas vous seulement qui avez apporté l’indépendance. Il y a aussi des gens qui se sont sacrifiés : des instituteurs, des infirmiers, des paysans, des ouvriers de partout ». Voilà à quoi servait ce film, c’était une sorte de petite rectification de l’histoire tout court.

Se battre contre soi-même

La symbolique était aussi la suivante : C’était qu’il ne suffisait pas de se battre contre l’ordre établi, il fallait aussi se battre contre soi-même et contre les us et coutumes rétrogrades de l’obscurantisme qu’il y avait chez nous et qui existe encore aujourd’hui et qui reprend du poil de la bête d’ailleurs et qui va nous entraîner vers un passé douteux ».

Un cinéma d'intelligence

De toute façon, on peut comprendre le drame du cinéma tunisien lorsqu’on analyse toute la trajectoire de la cinématographie tunisienne. Les cinéastes tunisiens ont rêvé de faire un cinéma d’intelligence. Ils ont rêvé car ils ont été formés dans des écoles ou il y avait de la liberté, en Italie, en Pologne, en France, en Belgique, etc. Ils revenaient avec un rêve commun de faire du très bon cinéma et de s’imposer en tant que cinématographes d’alternatives par rapport à un cinéma dominant qui était le cinéma américain et compagnie.

Les interdictions

Mais malheureusement dans les années 70-73, le gouvernement a montré qu’il n’entendait pas du tout laisser aux cinéastes et à l’art tout court la liberté de créer. Et ça a commencé à se corser, les premières interdictions aux ciné-clubs se sont passées en 68-69 avec le fameux film russe « Cuirassé Potemkine » qui a été interdit pour la première fois au ciné-club de Gabès.

Néjib Ayed  avait fait le saut pour se battre contre l’idée que dans le cadre des ciné-clubs on n’interdit pas les films quelques soit leur provenance. Et c’est à partir de là qu’a commencé le conflit entre l’artiste, l’écrivain, le cinéaste ou même l’homme de théâtre et le pouvoir qui entendait instrumentaliser l’art en sa faveur.

Le divorce entre l'artiste et le pouvoir

A partir du moment où on a voulu prendre un peu d’indépendance, ça été le divorce et le manque de moyens. Depuis, Le pouvoir politique a essayé de juguler le cinéma soit en ne lui donnant pas les moyens, soit en ne le laissant pas se développer, soit en autorisant les commerçants et les marchands du temple à transformer les magnifiques salles de cinéma -qui étaient partout dans le pays- en des superettes.

La mise en écart de la question artistique

Et c’est parce qu’il y a eu une sorte de mise en écart de la question artistique que s’est développé à nouveau un retour en arrière, c’est parce qu’on a pu juguler l’art que l’obscurantisme est revenu avec facilité. C’est étonnant pour ceux qui sont conscients que l’obscurantisme soit revenu avec force et aisance alors qu’on pensait que l’art, l’éducation, la liberté des femmes allaient amener la société tunisienne à un seuil où il est impossible de revenir en arrière. Donc quelque part, les artistes ont été soit égoïstes et qu’ils n’ont pas compris leur rôle soit qu’ils ont été mis de côté pour ne pas leur permettre d’accomplir leur rôle de prise de conscience.

Caméra, instrument, domination

Concernant l’usage particulier de sa caméra dans plusieurs scènes (intérieur, le mariage, les confrontations), Ben Ammar a dit ce qui suit : « La caméra était un instrument mais un instrument qu’on dominait donc on pouvait en faire ce qu’on voulait. Et la preuve j’ai fait avec la caméra ce que j’ai voulu.. A titre d’exemple la scène du mariage a duré 3 heures et rien que 3 heures et on n’avait pas les moyens de faire autrement ».

De la symbolique de se libérer

 Quant aux faits historiques rapportés par le film, le réalisateur a dit que « Les évènements des confrontations entre les mineurs et les forces d’occupation françaises sont basés sur des faits réels. A Sejnane, il y avait une mine de fer et les miniers ont organisé des grèves et il y a eu des morts durant l’année 1952, une année où tous les chefs étaient en prison et il n’y avait plus que Farhat Hached qui avait la charge de la lutte contre le colonialisme, c’était l’année de la violence entre la main rouge, les français et les tunisiens.

Mais même si les faits sont basés sur des faits réels, je ne voulais pas m’attarder ou rester dans le cadre de l’histoire, je voulais donner la symbolique, il fallait pour moi développer l’idée qu’il faut que les femmes soient indépendantes, qu’elles se libèrent. Il fallait qu’on finisse avec ce qui existait avant, c’est-à-dire la suprématie de l’homme sur la femme, revisiter sa propre culture et aller chercher à lutter contre soi autant que lutter contre les colons ou les envahisseurs étrangers ».

Chiraz Ben M'rad